« L’ortie pousse comme le blé mais nous ne sommes pas obligés d’en manger. » Je commence par la réplique finale pour ouvrir le bal. J’emploie bal à dessein car D’eux ressemble fort à une sorte de ballet entre ces deux frères qui n’ont pas grand-chose à se dire. Un pas de coté, deux en arrière, l’un va vers l’autre tandis que l’autre se carapate et vice versa.

Le mot de la fin semble tinter comme une réalité qu’il serait possible d’intérpréter ainsi: nous sommes frères mais nous ne sommes pas obligés de nous parler. Après des années de silence, le frère écrivain estime qu’il serait bien de prendre des nouvelles de son frère qui a réussi dans l’import-export. Mais les retrouvailles sont semées d’embûches.

Dès les premiers instants, les questions accrochent, les idées peinent à trouver leur chemin, pataugent dans le marasme du mot zéro. Et pour cause. Comment s’adresser la parole quand on ne l’a jamais eue ? Comment tisser un semblant de relation et d’intérêt lorsque tout nous oppose ? En effet, le frère interprété par Antoine Courvoisier, auteur blasé rédigeant des slogans, fataliste et menuisier à ses heures perdues, contraste avec son autre frère, joué par David Gobet, commercial accompli à l’enthousiasme facile.

Vu sous cet angle, on pourrait s’attendre à une pièce diffiicle, pesante. Il n’en est rien. Et c’est là tout le sel de cette pièce. L’écriture de Remi De Vos laisse poindre un humour fin, onmiprésent, truffé de sous-entendus et nuancée. Les tentatives successives pour amorcer puis établir une conversation sont teintées d’humour et renvoie à du vécu où beaucoup se reconnaîtront.

Dans cette difficulté à communiquer, le silence s’octroie la part belle. J’ai beaucoup aimé ces pauses bien marquées qui distillent des secondes en suspension. Aussi, elles donnent la sensation de chuter dans une crevasse sitôt une réplique achevée. L’un pose une question, la réponse est formulée, lapidaire, puis c’est l’abîme du silence dans lequel la conversation déjà frêle, s’y précipite, happée par le vide.

Et le silence appelle le regard. Antoine Courvoisier nous offre alors toute une déclinaison de regards allant de l’incrédulité à l’ironie pour notre plus grand régal. Le comique de répétition est aussi bien présent et renforce le malaise des frères à trouver un sujet commun et à maintenir un dialogue fluide.

La mise en scène de Joan Mompart, minimaliste, permet de se concentrer sur la situation de ces deux frères, plus étrangers l’un à l’autre qu’ennemis. C’est le constat qui s’impose lorsqu’ils tentent de jouer à ce Tetris géant, petit muret érigé en bout de scène.

Un jeu format adulte qui symbolise leur incapacité à progresser ensemble, à faire coulisser les pièces comme les paroles dans une même fluidité. Avec des gestes ou des postures rappelant ceux des automates, ils essaient de déplacer les carrés sans y parvenir à grand renfort de sourcils froncés. Ces micro-intermèdes muets ponctuent astucieusement le face à face.

Lorsque toutefois le dialogue avance en dépit des haussements d’épaules et des regards médusés, c’est pour découvrir à quel point les deux frères sont étrangers l’un à l’autre. Au cours d’un monologue troublant de justesse et sans aucun pathos, David Gobet, se livre sur sa vie post estudiantine en Thaïlande. Il y est question d’excès tant alcooliques que sexuels et l’écoute attentive d’Antoine Courvoisier offre un beau moment d’émotion. Grande est la stupeur de ce frère qui écoute sans rien exprimer par les mots.

Un des autres temps fort est marqué par une révélation qui explique la tension dans leurs rapports. S’en suit alors une déferlante de rancoeur trop longtemps accumulée. Une tempête menée de front par David Gobet dont le fil rouge réside dans ce constat. « Je ne t’ai jamais intéressé et tu ne m’as jamais intéressé non plus ! » Une belle réciprocité donc ! Elle a le mérite néanmoins de charrier une sorte d’apaisement par la suite et, peu à peu, alors que tout aurait pu se déchirer pour de bon ici, la relation s’en trouve un brin revigorée.

La pièce pourrait presque se clore en chanson avec pour paroles, les proverbes agricoles les plus désopilants par l’étrangeté qu’ils véhiculent.
A mon tour, je conclus donc cet article par un dicton de mon cru: si les pièces de théâtre ne manquent pas aux alentours, celle-ci vaut largement le détour.

Texte : Remi De Vos
Mise en scène : Joan Mompart
Jeu : Antoine Courvoisier et David Gobet
Photographie : Loris von Siebenthal

Théâtre le Crève coeur

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